
Art Surterrain
Le 16 juin dernier Pique-Nique a renoué avec ses Pique-Nique dans les parcs en investissant le Canal Lachine. Le temps d'un après-midi, 21 artistes ont bravés la pluie et crée des oeuvres en plein air.
Chaque artiste devait apporter un objet qui allait être mis à la disposition des autres participants. Avec cet objet comme élément de départ ainsi que du matériel apporté à la discrétion de chacun, chaque artiste était libre le temps de quelques heures, de parcourir l'espace à la recherche d'une idée et d'un endroit pour l'installation de son oeuvre-laboratoire.
Réflexions autour du projet Sporadique IV du collectif Pique-Nique
À l’occasion du projet Sporadique IV-Art surterrain, les membres du collectif Pique-Nique ont investi les abords du canal de Lachine, à la hauteur du Marché Atwater et du pont Charlevoix. Vingt et un artistes1 se sont réunis, le 16 juin 2013, sous un ciel maussade, pour prendre part à cet événement annuel, ayant pour caractéristique d’occuper différents espaces publics le temps d’une journée. Pour cette nouvelle mouture, les artistes avaient comme directive d’apporter un objet, à partir duquel un de leurs collègues devra, par la suite, réaliser une oeuvre. Ils pouvaient également amener les matériaux de leurs choix en prévision de la réalisation de leur propre création.
C’est avec une certaine fébrilité que les artistes arrivèrent l’un après les uns autres sur le site. Les objets déposés autour d’un petit arbre, créaient un étrange butin composé d’éléments pour le moins hétéroclites, entre autres une bouteille, un pneu, des stores vénitiens, des cornes, une peinture kitsch et des rames pour ne nommer que quelques-uns des items présents2. Une seule consigne avait été émise, celle de créer une oeuvre à partir de l’objet attribué par un étrange mélange de rapidité et de hasard. Au signal, les artistes se sont élancés vers l’objet de leurs convoitises, dans une atmosphère somme toute, bon-enfant, d’où émanait tout de même une certaine tension. Ils se sont par la suite dispersés sur le site, afin de se mettre au travail.
Essais, recherche et échec en création
À rebours des expositions traditionnelles, qui nous présentent le résultat d’une recherche, Sporadique IV nous donnait plutôt à voir le processus artistique. La place prépondérante était ainsi accordée à l’acte de création et non à l’oeuvre finale. Le protocole initial3, aussi simple que ludique, a été conçu pour favoriser l’exploration, la recherche et l’expérimentation artistique. Les artistes avaient l’opportunité de faire des essais, de tâtonner et de changer d’idées. Bref, ils pouvaient prendre des risques, quitte à manquer leur coup, à se tromper, à flirter avec l’échec ou encore à le rencontrer. Ces essais et autres tentatives, habituellement soustraits aux regards étaient non seulement exposés à la vue de tous, mais également soumis aux aléas engendrés par le contexte de création.
Car, intervenir dans l’espace public, apporte toujours son lot de questions, qui ne trouveront de réponses que lors de l’action. Comment les passants vont-ils réagir? Est-ce que les actions vont
1 Les artistes: Mathieu LACROIX, Thierry MARCEAU, Mederick BOUDREAULT, Guillaume La BRIE, Joëlle COUTURIER, Véronique LÉPINE, Valéry CADIEUX, Natascha NIEDERSTRASS, Catherine PLAISANCE, Shanie TOMMASSINI, Edouard PRETTY, Christian BUJOLD, Emylie BERNARD, Christine COMEAU, Mathieu CARDIN,Karine PAYETTE, Patrick BÉRUBÉ, Geneviève MASSÉ,Elisabeth PICARD, Andréanne GODIN, Jean-Sébastien MASSICOTTE-ROUSSEAU
2 Les objets : une lampe, un trépied pour appareil photo, un bidon d’essence, une balle de golf et ses tees, des antennes de télévision, une peinture, des stores vénitiens, deux pneus, une tunique et un repose-tête de voyage, des enveloppes, un trophée, un bac, une bouteille, des cornes, un parapluie, un abat-jour, des réglettes, un globe, un téléphone, une rame.
3 Au sujet des protocoles en art voir Lamarche Bernard, Les matins infidèles, l’art du protocole, Québec, Musée national des beaux-arts, 2013, 127 p.
être tolérées par les autorités ou les propriétaires?4 Comment le temps pluvieux et frisquet influencera-t-il le projet? Et surtout comment les artistes s’adapteront-ils à ce contexte incertain? Ces derniers, ne pouvaient anticiper que les grandes lignes de projets qu’ils comptaient réaliser en raison du caractère imprévisible du contexte de création. Sous le coup de l’action, à vif, ils étaient amenés à revoir leurs manières de faire habituelles, à sortir de leurs ornières conceptuelles, pour mieux se laisser déstabiliser et prendre au jeu. Cette position précaire, pour certains inconfortable, permet à la pensée de se renouveler comme le stipule Élie During5 : « L’expérimentation implique des méthodes permettant à l’indécision et à l’incertitude, au doute ou au questionnement de se produire, en actes, dans un processus de création. L’expérimentation, comprise comme point d’articulation entre savoir et non-savoir, est une stratégie par laquelle l’incompétence ouvre les possibilités d’un nouveau régime de compétence ». Ainsi, ce qui hier était inconnu ou peu familier, deviendra peut-être demain, partie prenante de la démarche d’un artiste. Les essais et erreurs se présentent donc comme une manière informelle d’acquérir des compétences dans un cadre non institutionnel. Les démarches artistiques processuelles, telles que les actions menées dans le cadre de Sporadique IV, soulèvent également des questions par rapport à la réception de ces actions. Comment les passants ou les théoriciens doivent-ils interpréter ces oeuvres-laboratoire? La théoricienne Gentiane Bélanger mentionne à ce sujet que « mués par un impératif de productivité [les critiques et théoriciens] tendent à étouffer ces inachèvements sous le couvert de justifications alambiquées»6. Le projet Sporadique IV peut ainsi être vu comme une façon de se jouer des impératifs de performance, qui touchent autant les artistes que les théoriciens, pour mieux interroger l’acte de création. Les résultats étaient ici secondaires (certaines oeuvres n’auront d’ailleurs jamais été menées à terme). Il serait donc absurde d’analyser chaque oeuvre individuellement puisque l’intérêt d’un tel projet se manifeste dans la recherche artistique et dans l’observation des enjeux soulevés par cette dernière.
Le travail du commun
Certaines actions ont ainsi été complétées en une heure, alors que d’autres ont été amorcées à la fin de l’après-midi. Le travail des artistes était ponctué de pauses, pour discuter, manger, aller voir ce que les autres tramaient, échanger, etc. Les interventions ont attiré certains regards et suscité quelques questions de la part des passants mais n’ont pas engendré d’attroupement. Les différents projets se greffaient au site, ne contrastant que de manière subtile par rapport à celui-ci. À l’encontre d’une logique spectaculaire, le projet Sporadique IV faisait davantage appel
4 Aucun permis d’occupation n’avait été demandé pour l’occasion à Parc Canada, propriétaire du terrain.
5 During Élie, Jeanpierre Laurent et al., « Propositions sur l’art expérimental » dans In actu : de l’expérimental dans l’art, Dijon, Les Presses du réel, 2009, p.16,
6 Bélanger Gentiane, « Embûches, piétinements et autres enlisements heureux : savoir soigner ses échecs » dans Etc 97, Montréal, 15 octobre 2012-15 février 2013, p.9-10.
à ce que Pascal Nicolas-Le Strat nomme le travail du commun7. Un commun qui se compose, selon ce dernier, à la fois de ressources immatérielles et matérielles. Ainsi, l’imaginaire, les sensibilités et les idéaux en font partie, tout comme les espaces publics, les rues, etc. L’art est d’ailleurs toujours selon Pascal Nicolas-Le Strat un domaine privilégié « où il est possible, en commun d’expérimenter de nouvelles facultés de pensée, de langage, de sensibilité que nous partageons d’autant mieux qu’elles auront été explorées et légitimées collégialement, en coopération. C’est une des ambitions majeures d’un travail du commun : découvrir (au sens de faire advenir) nos propres capacités, en expérimenter de nouvelles et en éprouver les perspectives et les effets »8. Une manière de faire qui correspond au modus operandi des projets de Pique-Nique et cette volonté de renouer chaque année avec l’événement et de « réinvestir le réel », de l’éprouver. Diverses stratégies ont été employées par les artistes pour renouveler notre regard sur l’objet familier. Certains ont employé ces derniers tels quels, en les disposant toutefois dans un contexte inédit ou en les utilisant de manières inusitées. D’autres artistes ont quant à eux choisi de les modifier ou encore de les assembler pour mieux en détourner la fonction ou le sens. Ce travail de l’objet usuel au sein même l’espace quotidien contribue à brouiller les frontières et à remettre en question à la fois avec le statut de l’oeuvre et celui de l’artiste.
Le projet Sporadique IV aura donc été l’occasion pour les membres de Pique-Nique de se lancer un défi collectif, de remettre en question leurs habitudes et d’aviver leurs réflexes créatifs. Un exercice d’humilité, qui rend manifeste la richesse et la pertinence de l’expérimentation collective. Agir au sein d’un groupe permet d’oser plus facilement, de faire de l’incertitude un jeu et d’exposer les failles du processus créatif dans un cadre amical. Peut-être certaines oeuvres n’étaient-elles pas parfaites aux yeux de leurs créateurs, mais cela a bien peu d’importance en regard de la réaffirmation collective de la place importante de la création au sein de l’espace public et la nécessité de se lancer des défis pour ne pas se scléroser collectivement.
7 Nicolas-Le Strat Pascal, Agir en commun/agir le commun, www.cultivateurdeprecedents.org/, août 2014. 13 p.
8 Idem, p. 9.
Les artistes: Mathieu LACROIX, Thierry MARCEAU, Mederick BOUDREAULT, Guillaume La BRIE, Joëlle COUTURIER, Véronique LÉPINE, Valéry CADIEUX, Natascha NIEDERSTRASS, Catherine PLAISANCE, Shanie TOMMASSINI, Edouard PRETTY, Christian BUJOLD, Emylie BERNARD, Christine COMEAU, Mathieu CARDIN,Karine PAYETTE, Patrick BÉRUBÉ, Geneviève MASSÉ,Elisabeth PICARD, Andréanne GODIN, Jean-Sébastien MASSICOTTE-ROUSSEAU (absent de la photo)
Photographes: Jessica BAILEY, Hugo VASSAL et Chloé GRONDEAU
Auteure: Annie HUDON-LAROCHE
Cuisinier: Ghyslain GAGNON
Concepteur et chargé de projet Pique-Nique: Véronique LÉPINE et Guillaume La BRIE
Les artistes et leurs objets de départ
Les projets